Affûts

Tant que le loup n’y est pas

Série – depuis 2019
Tirages cyanotype ou Van Dyke sur papier demi teintes,
pastel sec. Marouflés sur panneaux. Dimensions variables. 

Des camouflages de chasse moderne sont rejoués avec des branchages réels prélevés dans des lieux choisis. Le motif est saisit par procédés chimiques tel que le Van Dyke ou le cyanotype, suivant la plus primaire des techniques photo, utilisée par les botanistes du XIXe dont Anna Atkins. Ils sont ensuite rehaussés à la main, brouillant les pistes entre photographie et dessin.

Cette série entamée dans les jardins des beaux-arts d’Istanbul, présente le bois, la forêt comme écrin de rêves, de fantasmes, mais aussi de dissimulation et de subversion. C’est selon des chercheurs comme Jean-Baptiste Vidalou dans Être Forêts, là qu’ont commencé et que se joueront les batailles entre l’ordre et la préservation du vivant au sens large. Le camouflage représente d’un côté un usage prédateur de la foret (dans la chasse), de l’autre une possible alliance de résistance contre les « projecteurs fascistes » (dixit Pasolini – La disparition des Lucioles). C’est à dire le sous-bois comme lieu de nuances et d’intangibles où l’uniformisation, l’ordre et la rationalisation ne percent pas.
Ce projet est à rapprocher du projet Ville lumière et son film Zéro point de Fixation.

Ce travail a fait l’objet d’une exposition personnelle à la Galerie Antoine Dupin à Saint-Méloir des Ondes. Dans « Tant que le loup n’y est pas », Des arbres tombés de la tempête Ciaran, hybridés de différentes essences, sont redressés sur le sol de terre bâtue et sous la charpente bi-centenaire de la galerie. Des maisonnettes en tombent, qui semblent recouvertes de goudron, et sont incrustées d’ampoules horticoles.

Tant que le loup n'y est pas
 Galerie Antoine Dupin Saint-Méloir des Ondes, 2024
Tant que le loup n'y est pas, Galerie Antoine Dupin Saint-Méloir des Ondes, 2024
Tant que le loup n’y est pas
Galerie Antoine Dupin Saint-Méloir des Ondes, 2024

Promenons-nous dans les bois
Sarah Lolley

« S’ancrer, oui Se propager, oui Être forêts […] Nous ne nous laisserons plus gouverner Nous sommes la forêt qui se défend. 1»

C’est de cette manière que s’achève l’ouvrage Être Forêts – Habiter des territoires en lutte de Jean-Baptise Vidalou dans lequel la forêt – plus qu’un espace de biodiversité – se présente comme un lieu personnifié où faire lutte à plusieurs. Une brèche où exister, « une occasion de se tenir ensemble, debout, à même les phénomènes […], une réalité sensible, un plein à habiter 2 ». C’est de cette brèche, de ce plein, dont Théophile Brient s’empare à travers « Tant que le loup n’y est pas », sa seconde exposition personnelle à la Galerie Antoine Dupin du 2 décembre 2023 au 13 janvier 2024.

Sortant la sylve de son environnement naturel, l’artiste l’a rapportée dans l’espace de la galerie armoricaine. S’y déploient des œuvres-camouflages aux murs et une installation de bois chimérique au sein de laquelle réel et simulacre se confondent pour venir abriter une présence incarnée par des lucioles, leitmotiv dans son travail plastique comme vidéo.

Décor de nos luttes contemporaines, la forêt est ici célébrée dans sa capacité à être un lieu de soulèvement, une cache ou encore un refuge pour celles et ceux qui explorent les marges, résistent, s’exodent et s’exilent. Un espace donc, où échapper au pouvoir – ce fameux loup qui apparaît en creux dans l’exposition et prétend connaître la forêt comme le dos de sa main. Il n’a pourtant qu’un « rapport étranger au monde 3 », une connaissance scientifique, économique et agricole de ces territoires, en opposition à une connaissance du sensible que les personnes qui s’y réfugient possèdent, elles. Par un geste auto-référentiel, l’artiste fait ainsi écho à son premier film documentaire, Anámnisi, qui donne la parole aux ruines de Moria – autrefois plus grand camp de réfugié·es d’Europe – consumé par les flammes dans la nuit du 8 au 9 septembre 2020. Car un camp aussi peut-être considéré comme une forêt de cabanes, preuve en est la “jungle” de Calais dont le nom, francisation du mot jangal [forêt] en Pachtoune, a été choisi par ses habitant·es elleux-mêmes.

Des cyanotypes rehaussés à la main constituent la toile de fond de « Tant que le loup n’y est pas ». Ils rendent compte de l’appétence de l’artiste pour l’histoire du camouflage, de la première section française de 1915 composée d’artistes-peintres 4, aux techniques les plus contemporaines d’imprimés photo-réalistes sur lesquels se basent sa série Affûts. De cette manière, Théophile Brient rejoue la tradition impressionniste d’aller saisir la nature en extérieur pour la ramener à l’intérieur, il fait cabane dans son atelier en recomposant un sous-bois où s’emmêlent essence réelle et fabriquée. Cette série, initiée en Turquie en 2019, découle d’une curiosité pour les différentes manières qu’a la société de regarder le sauvage. Par le truchement, l’artiste remet au premier plan ce qui est habituellement décor, nous y confronte en plan serré. Cette série dit aussi beaucoup de ces endroits de dissimulations ici suggérés, de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes qui a su faire de son environnement un atout, au refuge de passage gardé de Montavoix qui accueille notamment celleux qui veulent échapper à la loi.

Hommage au maquis et aux maquisard·es, cette exposition nous enjoint donc à faire cabane, « pour élargir les formes de vie à considérer, retenter avec elles des liens, des côtoiements, des médiations, des nouages 5 » suivant les mots de Marielle Macé sur l’impérativité de façonner des manières de vivre dans un monde abîmé. À faire cabane, mais aussi à se soulever, à s’ancrer, à se propager, à ne pas se laisser gouverner, à être forêts tant que le loup n’y est pas.


Sarah Lolley

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(1) Jean-Baptiste Vidalou, Être Forêts – Habiter des territoires en lutte, Paris, Éd. La Découverte « Zones », 2017, p. 197
(2) Ibid., p. 191
(3) Ibid., p. 192
(4) La première section de camouflage est lancée en 1915 par l’armée française à l’initiative des peintres et décorateurs Lucien Victor Guirand de Scévola et Louis Guingot.
(5) Marielle Macé, Nos cabanes, Paris, Éd. Verdier, 2019, p. 29

Nuit

Ampoule horticole, peinture à l’huile gris de Pain.

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